Corrigeons les idées reçues sur les liens entre la crise alimentaire et la guerre en Ukraine

« On est face à une crise des prix alimentaires – pas nécessairement d’une crise de production. Nous sommes à des niveaux historiquement élevés de production calorique et alimentaire. » – Raj Patel, IPES-Food

L’envolée des prix des matières premières agricoles sur le marché international consécutive du conflit qui oppose deux grandes puissances agricoles que sont l’Ukraine et la Russie, occasionnant un ralentissement important des livraisons de céréales passant par le détroit du Bosphore. Pourtant, selon les estimations de la FAO, les stocks de grain sont à un niveau plutôt confortable. Mais l’instabilité des marchés favorise la spéculation : alors que les deux pays produisent seulement 1 % du blé de la planète, l’annonce que leurs productions représentaient 30 % des exportations mondiales de blé a poussé des vendeurs à garder leurs stocks, dans l’attente de pouvoir les vendre à meilleur prix. Alors que des millions de personnes supplémentaires souffrent de la faim dans le monde, les spéculateurs ont inondé les marchés des produits de base pour tenter de tirer profit de l’escalade des prix, et les prix mondiaux des denrées alimentaires ont atteint leur niveau le plus élevé jamais enregistré.

Derrière les reportages quotidiens sur la « flambée des prix des denrées alimentaires » provoquée par la guerre en Ukraine se cache donc en réalité un système alimentaire mondialisé, sujet aux crises, qui est depuis longtemps vulnérable aux chocs, tel qu’on l’a vu déjà dans le contexte de la pandémie de la COVID, qui a déjà lourdement appauvri les plus pauvres et précarisé les plus vulnérables.

Dans ce contexte, il est plus que jamais important pour les journalistes qui couvrent les crises liées à la famine et aux multiples conflits de saisir la complexité des causes profondes de cette crise alimentaire qui s’intensifie.

A cette fin, SOS Faim souhaite partager avec vous les principaux points qui sont ressortis d’un atelier médias récemment organisé par IPES-Food et « A Growing Culture », qui avait pour but de donner aux journalistes les informations les plus importantes pour pouvoir couvrir la flambée des prix alimentaires et à la crise alimentaire à laquelle le monde fait face.

Vous trouverez ci-joint les points essentiels pour mieux comprendre la crise actuelle, ainsi qu’en PJ le document intégral publié par IPES-Food et « A Growing Culture » rédigé sur base de l’atelier organisé le 23 juin 2022 et dont vous pouvez trouver l’enregistrement ici.

Au-delà de la guerre en Ukraine : La face cachée de la crise alimentaire

  1. Une crise due à une faiblesse des niveaux de production ?

Il ne s’agit pas d’une crise de production alimentaire. Le monde produit des niveaux historiquement élevés de calories par personne.

  • Même si la guerre en Ukraine prenait fin demain, la crise alimentaire mondiale persisterait à cause de nombreux autres conflits qui créent une insécurité alimentaire généralisée (telle que la crise sécuritaire au Sahel), de la dépendance aux intrants chimiques, de la pandémie de la COVID (qui continue d’alimenter la faim), du changement climatique et du système néo-libérale (les négociants en céréales s’enrichissent sur la hausse des prix des aliments).
  1. Des données qui trompent

Alors que la Russie et l’Ukraine représentent un tiers des exportations mondiales de blé, seuls environ 25 % de la production mondiale de blé sont destinés à l’exportation : la grande majorité est produite et consommée localement. Les articles affirmant que « la Russie et l’Ukraine représentent un tiers du blé » peuvent être alarmistes et trompeurs pour les lecteurs.

  • Il est important que les journalistes s’interrogent sur les causes réelles de l’insécurité alimentaire. Il s’agit d’une crise des prix alimentaires, de l’accessibilité financière, de la pauvreté et de la dette. Il y a peut-être 20 millions de tonnes de céréales coincées dans les silos ukrainiens, mais savons-nous si les pays affamés et dépendants des importations auraient les moyens d’acheter ces céréales si elles étaient libérées ?
    (State of Food Security 2022, FAO)
  • À l’échelle mondiale, le soutien public à l’alimentation et à l’agriculture se chiffre à près de 630 milliards d’USD par an en moyenne sur la période 2013-2018. La plus grande part cible directement les agriculteurs au moyen de politiques visant les échanges et le marché, et au moyen de subventions liées en grande partie à la production ou à l’utilisation sans contraintes de facteurs variables de production. Ce soutien, outre qu’il est à l’origine de distorsions des marchés, ne bénéficie pas à beaucoup d’agriculteurs, est néfaste à l’environnement et n’encourage pas la production d’aliments réellement nutritifs.
  • Le soutien à la production agricole est largement concentré sur les aliments de base, les produits laitiers et d’autres aliments d’origine animale riches en protéines, en particulier dans les pays à revenu élevé et les pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. Le riz, le sucre et les différents types de viande sont les aliments dont la production est la plus encouragée dans le monde, tandis que les fruits et les légumes sont globalement moins soutenus, voire sont pénalisés dans certains pays à faible revenu.
  • Les partenariats public-privé seront extrêmement importants pour les investissements dans les systèmes agroalimentaires. Une gouvernance efficace sera également décisive pour veiller à ce que ces partenariats profitent au bout du compte aux communautés et aux personnes les plus démunies, et non aux acteurs majeurs du secteur.
  • Même dans les crises actuelles liées à la sécurité alimentaire, aux conflits et au changement climatique, les communautés paysannes et autochtones ont développé des systèmes alimentaires incroyablement résilients. Ces réussites démontrent des solutions équitables qui résistent aux chocs, protègent la biodiversité, atténuent les changements climatiques et luttent contre la faim.

Pour en savoir plus, nous vous invitons également à lire le rapport d’Ipes Food : « Comment l’incapacité à réformer les systèmes alimentaires a permis à la guerre en Ukraine de déclencher une troisième crise mondiale des prix alimentaires en 15 ans, et comment éviter la prochaine »

Article publié dans : @fr