[Article] « La souveraineté alimentaire au service des paysans »
![[Article] « La souveraineté alimentaire au service des paysans »](https://www.sosfaim.lu/wp-content/uploads/2022/04/Luttes-Paysannes-17-avril-1.jpg)
Découvrez l’article écrit par Marine LEFEBVRE, Coordinatrice du pôle Information – Plaidoyer chez SOS Faim, dans le cadre de la journée internationale des luttes paysannes, le 17 avril dernier.
Augmenter la production agricole intensive au nom de la souveraineté alimentaire ?
Tel est le crédo des tenants d’une agriculture productiviste qui utilisent la guerre en Ukraine pour réclamer une intensification de la production sur le sol européen en s’appuyant sur la souveraineté alimentaire, …quitte à dévoyer le concept !
Comme une ultime fuite en avant d’un système qui cumule contre lui toutes les évidences, les lobbies de l’agriculture productiviste ont détourné la souveraineté alimentaire pour justifier une intensification de la production agricole. Ce faisant, ils passent sous silence la nécessaire augmentation corollaire de l’approvisionnement en engrais largement dépendant des hydrocarbures venus de Russie ! Ce projet d’intensification s’inscrit donc clairement à l’encontre des efforts de l’UE pour réduire son approvisionnement en pétrole et gaz naturel en provenance de Russie.
Alors que le 17 avril est la Journée mondiale des luttes paysannes, nous sommes toutes et tous concernés, car la souveraineté alimentaire est un concept créé par le mouvement paysan international dans le dessein de construire un avenir alimentaire durable et équitable, émancipé de la puissance destructrice des lobbies.
La prise de conscience remonte aux années 90 : constat d’une aggravation des inégalités (pour l’accès aux marchés ou aux facteurs de production -ressources naturelles et financières-) provoqué par le système commercial mondialisé. Émerge alors parmi les organisations paysannes une vision commune basée sur l’opposition aux règles de l’OMC et sur le besoin de faire entendre la voix des paysan∙ne∙s. C’est lors d’une rencontre internationale à Mons en 1993 qu’est née La Via Campesina, un mouvement représenté aujourd’hui dans 81 pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe et des Amériques et riche de 200 millions de membres. Trois ans plus tard, la Via Campesina forgeait le concept de « souveraineté alimentaire », comme exprimant « l’autonomie des collectivités de choisir par elles-mêmes comment se nourrir » et dénonçant les impacts destructeurs des politiques néolibérales et du modèle agro-industriel mondialisé. L’enjeu, pour les organisations paysannes, était bien de proposer une alternative à la libéralisation du commerce des produits agricoles et à l’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation. Dès lors, le mouvement pour la souveraineté alimentaire devait jouer un rôle clé pour créer un rapport de force face aux acteurs dominants de l’agrobusiness mondial et pour proposer des alternatives au système alimentaire industriel, en particulier l’agroécologie, mais aussi les circuits-courts, etc.
Avec le concept de souveraineté alimentaire s’ouvre une nouvelle ère : à la « liberté » de choix proposée au consommateur parmi d’innombrables emballages des produits tous d’origine industrielle, succède une liberté concrète, plus proche de l’idée d’autonomie, où le consommateur et le producteur redeviennent citoyens et sont invités à revendiquer un choix concernant les règles du jeu elles-mêmes !
Pour les petit∙e∙s producteur∙rice∙s, pêcheurs, bergers ou peuples autochtones, qui représentent et nourrissent plus de la moitié de la population mondiale, il s’agissait de faire reconnaitre que leurs méthodes, bien que diverses, sont globalement beaucoup plus économes et respectueuses des ressources naturelles et des humains, tout en demandant beaucoup plus de temps de travail. Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, l’agriculture de type familial, très peu mécanisée, assure en effet, près de 90% des besoins alimentaires de la région et emploient 55% de la population. A l’échelle mondiale, l’agriculture familiale reste la première pourvoyeuse d’emplois avec quelques 500 millions de personnes impliquées dans cette activité, à l’opposé du système agro-industriel où la mécanisation (et son corollaire l’endettement) concentre le capital dans les mains des plus aisés et prive un nombre croissant d’êtres humains d’accès à la terre et à sa culture, les poussant vers une précarité toujours plus grande.
Depuis maintenant 30 ans, le modèle d’agriculture commerciale et productiviste n’a certes pas cessé de gagner du terrain, contribuant à l’aggravation des disparités et de la crise écologique, mais en parallèle les mouvements paysans et leurs alliés ont fait progresser la mobilisation en faveur de systèmes alimentaires résilients et sont parvenus, en 2018, à faire adopter devant l’Assemblée générale des Nations Unies, la Déclaration sur les droits des paysan.ne.s et autres personnes travaillant en zone rurale (UNDROP en anglais) qui bâtit un cadre légal pour la défense de la paysannerie familiale. Ainsi, la revendication politique d’un groupe social a débouché sur un instrument juridique destiné à servir d’outil de lutte politique. Outre la souveraineté alimentaire, la Déclaration reconnait le droit aux semences paysannes, mais aussi le droit à la terre, à la biodiversité, à l’eau, aux moyens de production,… constituant un réservoir de normes aptes à transformer les systèmes alimentaires dans une perspective de véritable durabilité et d’équité.
Pour que les grandes firmes agro-industrielles qui entendent garder le contrôle ne confisquent pas la rhétorique du changement, le mouvement paysan international et ses alliés en appellent à une démocratisation de la gouvernance internationale et à un changement radical de paradigme pour une transition vers un modèle de souveraineté alimentaire basée sur des modes de production agroécologiques et sur le droit à l’alimentation.
L’urgence est connue : en plongeant des millions de personnes dans une pauvreté accrue, la pandémie puis la guerre en Ukraine viennent d’illustrer l’extrême vulnérabilité du système alimentaire mondialisé tout au long de sa chaine (depuis la production, la transformation et la distribution de nourriture), ainsi que les interdépendances multiples entre précarisation alimentaire et nutritionnelle, destruction de la biodiversité et changement climatique.
Face à l’enchevêtrement des crises, les droits humains combinés à ceux de la Nature, doivent construire de nouveaux récits d’émancipation et s’imposer sur le droit des affaires et sur la marchandisation du vivant.